Kengo Kuma
Pour mettre en relief l’intéressante relation ente existence et production, Dialectique.ca reprend ici la critique de Art Interview qui soulignait la publication du livre L’Architecture naturelle de Kengo Kuma, Catherine Cadou et Chizuko Kawarada.
Extrait
L’Architecture naturelle, Kengo Kuma, Catherine Cadou, Chizuko Kawarada
Un siècle de béton
À la question : « Quelle sorte d’époque fut le XXe siècle ? » , je ne sais ce que vous répondriez, mais moi, sans hésitation, je dirais : « Ce fut l’époque du béton. »
Aucun autre matériau na autant exprimé le siècle. Non content de s’y accorder, le béton a façonné les villes, les États et la culture. Et aujourd’hui encore il règne sur nos vies. Les grands axes du XXe siècle furent l’internationalisme et la mondialisation.
Il fallait unifier le monde par une seule technique. Dans toutes sortes de domaines telles la logistique, les télécommunications, la télédiffusion, le but de la mondialisation fut atteint et c’est le béton qui l’a rendu possible.
Tout d’abord, le béton ne choisit pas son lieu. Partout dans le monde, on peut trouver des techniciens capables de faire un coffrage à l’aide de minces planches de bois ainsi que les éléments constitutifs du béton, à savoir du sable, du gravier, du ciment et des barres de fer. Après avoir inséré une armature au sein du coffrage, il suffit d’y couler sable, gravier et ciment, et le tour est joué.
Quant à l’architecture métallique, autre développement du XXe siècle, c’est une technique très évoluée, beaucoup plus complexe que le béton.
Jamais, au cours de I’Histoire, on n’a connu une technique aussi universelle. Ainsi, quand Le Corbusier a construit la ville nouvelle de Chandigarh au milieu d’une grande plaine indienne dans les années 1950, il en a joué librement pour inventer des formes plastiques flottant dans le ciel comme de gigantesques sculptures.
Quand, dans les années 1970, Louis Kahn a édifié le parlement de Dacca, au Bangladesh, il a, lui aussi, choisi le béton pour réaliser un bâtiment dont la forme s’apparentait à des vestiges antiques.
Il en va de même pour notre Kenzo Tange, dont la plupart des édifices sont réalisés en béton, à commencer par son chef-d’œuvre, la préfecture de Kagawa, qui évoque les assemblages de bois de l’architecture traditionnelle japonaise. Ce sont des architectes exceptionnels, tenant en grande estime les cultures locales et leurs caractéristiques, mais aucun n’a choisi l’architecture de pierre, d’acier ou de bois, ni même les procédés transmis depuis les temps les plus anciens.
(…)
Les matériaux naturels
D’aucuns disent que le béton est un matériau naturel. Effectivement le sable, le gravier, l’acier et le ciment sont composés essentiellement de pierre calcaire. Le béton étant la combinaison de ces éléments naturels, la logique voudrait qu’il soit lui aussi un matériau naturel. Mais la question n’est pas là. En réalité, la frontière entre le naturel et l’artificiel est indéterminée.
Pour me faire comprendre, je vais prendre l’exemple d’un dérivé du pétrole : le plastique aussi est issu d’une matière première, produit de la transformation sous terre de certaines espèces vivantes. Ce critère est déterminant pour tracer une ligne de séparation entre le naturel et l’artificiel, et il n’existe pratiquement pas de matériau qui n’ait connu l’intervention humaine. La frontière est, vous voyez, extrêmement floue. On ne peut se satisfaire de tracer une ligne. Rien ne peut advenir de cette démarcation, et la démarcation ne justifie rien. Nous devons aller au-delà.
L’architecture naturelle n’est pas une architecture réalisée avec des matériaux naturels. Et, bien entendu, ce n’est pas davantage une architecture ou l’on plaque des matériaux naturels sur du béton.
Quand une chose entretient une relation heureuse avec le lieu ou elle se trouve, nous ressentons cette chose comme naturelle. La nature est l’ordre relationnel. L’architecture naturelle est une architecture qui entretient avec le lieu une relation heureuse. C’est le mariage réussi de l’architecture et du lieu qui engendre I’architecture naturelle.
Qu’est-ce qu’une relation heureuse ? Certains la définissent comme une juste entente avec le paysage. Mais cette définition est enfermée comme toujours dans la conception de l’architecture comme représentation. Quand on assimile le lieu à une représentation, on le considère comme un spectacle, et on l’appelle paysage. S’il s’agit de créer une harmonie entre une construction vue comme une représentation et un paysage qui est une représentation, tout cela ne relève, en un mot, que d’une discussion entre spectateurs parlant d’architecture ou de paysage comme de choses qui leur sont étrangères. Quand nous voulons aborder l’architecture comme représentation, nous nous éloignons du lieu, nous nous laissons prendre par le regard et le langage et nous flottons au large de cette existence réelle et concrète qu’est le lieu. En recouvrant le béton d’une peau, on manipule la représentation et l’on peut bien sûr réaliser autant que l’on veut « une architecture harmonisée avec le paysage ».
Pour ma part, quand je me suis rendu compte de la stérilité de la manipulation des représentations, j’ai compris que c’était la théorie du paysage qui était insuffisante. Pour qu’elle s’enracine dans un lieu, pour qu’elle soit reliée à un lieu, il faut cesser de voir l’architecture comme une représentation : il faut l’envisager comme une existence. En simplifiant, on peut dire que toutes sortes de choses sont fabriquées (acte de production) et qu’elles sont reçues (acte de consommation). La perception et la consommation sont de même nature. Et comme l’existence est le résultat de l’acte de production, existence et production forment un ensemble inséparable.
On commence à comprendre ce qu’est le bonheur lorsqu’on cesse de se préoccuper de I’apparence et qu’on se demande comment fabriquer. Un couple heureux, ce ne sont pas deux personnes dont les apparences s’accordent (ça, c’est la représentation) mais deux individus qui peuvent réaliser (ou produire) quelque chose ensemble.
L’Architeure natuelle
Kengo Kuma
Catherine Cadou , Chizuko Kawarada
Editions Arléa
Collection : Arléa-Poche
Numéro dans la collection : 260
octobre 2020
208 pages – 29,95 $CAN chez leslibraires.ca