Ville nouvelle de Zhujiang, Guangzhou, Chine Crédit: Eduardo M. C., 2011

Ville nouvelle de Zhujiang, Guangzhou, Chine Crédit: Eduardo M. C., 2011

 

 

Modèles urbains et grands projets dans les villes du Sud

Auteur : Pierre Bussière* (décembre 2015)

Présentation

La construction ex nihilo de villes ou de quartiers planifiés est un phénomène qui s’observe dans plusieurs régions des pays du Sud. Ces nouveaux développements, dont la population peut se chiffrer en dizaine de milliers d’habitants, ne constituent pas seulement des réponses locales aux enjeux sociaux et environnementaux d’une urbanisation accélérée, généralement non-règlementée. Ils rejoignent des ambitions politiques et économiques globales qui visent à en faire les vecteurs d’une urbanisation moderne et durable, inscrivant de fait ces territoires dans les flux métropolitains mondiaux. Considérés comme des avant-postes de l’occidentalisation des formes urbaines et de modes de vie exclusifs qui s’adressent aux élites transnationales, le consensus qui s’établit généralement à propos de ces modèles urbains insiste sur leurs impacts négatifs : leur tendance à accélérer la fragmentation et la privatisation de la ville, ainsi que des dispositifs de gouvernance qui y sont associés (Chen et al. 2009; Sharna 2010).

Pourtant, des gated communities en Afrique du Sud aux villes nouvelles en Asie du Sud-Est, en passant par les eco cities du Moyen-Orient, la variété des situations interpelle et appelle à faire preuve de nuances. Délicats à qualifier, ces modèles urbains nourrissent toutefois des caractéristiques communes. Conçus en autonomie vis-à-vis de leurs environnements, ils s’établissent en périphérie des villes, généralement sur des territoires vierges, et combinent logements, commerces et services urbains. Leurs construction et gestion, confiées à des entreprises privées ou para-gouvernementales, articulent qualité et diversité architecturale et privilégient des environnements de vie sécuritaire et moderne. En s’adressant en priorité aux classes moyennes émergentes des pays du Sud, ces développements nourrissent l’apparition de nouvelles préférences résidentielles et stratégies de mobilité sociale. Parallèlement, et en se constituant comme des rentes pour les municipalités locales, ils permettent la convergence des acteurs publics et privés, préfigurant d’un nouveau régime de gouvernance et de développement urbain. Enfin, sur le plan idéologique, ces réalisations s’inscrivent dans la lignée des modèles de l’urbanisme moderne du 20e siècle et de sa recherche de la « ville idéale », où ordres physique et moral se superposent et s’entretiennent l’un et l’autre.

Tandis que le caractère dystopique des développements périurbains planifiés est globalement dénoncé (Pow 2014), cette capsule thématique s’attachera au contraire à révéler la variété des impacts socio-spatiaux, positifs et négatifs, de ce phénomène dans les pays du Sud. Pour cela, il s’agira d’identifier les trajectoires d’émergence et de diffusion de ces modèles urbains, afin de les caractériser malgré la variété de leurs contextes géopolitiques et culturels. Ensuite, les impacts socio-spatiaux et institutionnels de ces développements périurbains seront présentés, autrement dit leur capacité à agir sur – sinon influencer – les régimes de gouvernance et de planification des pays du Sud. Enfin, ce sont les imaginaires urbains et sociaux que produisent ces nouvelles utopies du 21e siècle, en particulier leurs dimensions esthétique et morale.

Émergence, diffusion et caractérisation des développements périurbains planifiés dans les pays du Sud

New Songdo, ville nouvelle en Corée du Sud. Crédit : Weli'mi'nakwan, 2012.

New Songdo, ville nouvelle en Corée du Sud. Crédit : Weli’mi’nakwan, 2012.

La construction de villes ou de quartiers planifiés n’est pas un phénomène récent et les développements périurbains des pays du Sud témoignent de plusieurs analogies avec le paradigme occidental de planification moderniste de la seconde moitié du 20e siècle. En termes de formes urbaines et architecturales, ils reprennent la forme de développements résidentiels de faible densité, séparés les uns des autres par des espaces verts, dont les rues convergent vers un centre qui comporte des tours d’habitation ainsi que des équipements publics et commerciaux. Cette combinaison entre présence de la nature et aménités urbaines trouve son origine dans le modèle de la Garden City développé par Ebenezer Howard. De ce modèle, les développements périurbains contemporains des pays du Sud reprennent aussi une stratégie d’aménagement régionale, qui s’appuie sur le développement polycentrique de communautés, dont l’autonomie est assurée par une base économique, et qui sont reliées entre elles et à la ville centre par une infrastructure de transport. Toutefois, cette approche décentralisée de la planification régionale n’a pas toujours prévalu comme le montrent les politiques de villes nouvelles dans les anciennes colonies d’Afrique sub-saharienne. Tandis que certaines caractéristiques morphologiques de la Garden City sont reprises (communautés autonomes qui combinent plusieurs fonctions, centralité institutionnelle et équipements publics), la construction de ces nouvelles capitales témoigne d’un régime de planification centralisé et hiérarchisé, dont la rigidité et l’absence de prise en compte des particularités locales aboutissent à l’aggravation des inégalités socio-spatiales (Abubakar et Doan 2010).

Enclave résidentielle "The Manor" en construction à Hanoi. Crédit: Danielle Labbé, 2005

Enclave résidentielle « The Manor » en construction à Hanoi. Crédit: Danielle Labbé, 2005

Parallèlement, en Asie du Sud-Est, Shatkin (2011) observe depuis deux décennies la multiplication de développements planifiés qu’il désigne comme des « urban integrated mega-projects ». Ces derniers, en raison de leur trajectoire de diffusion du Nord vers le Sud, concourent à l’occidentalisation des pratiques, modèles et dispositifs de planification. S’inspirant manifestement des caractéristiques morphologiques et des outils de l’urbanisme occidental (mixité fonctionnelle et architecturale, zonage et master-plan, gestion privatisée), ces projets visent à impulser de nouveaux modes d’occupation de l’espace. En proposant des environnements urbains sécurisés et modernes, ils s’affirment comme des dispositifs de mise en ordre des villes du Sud, dont l’urbanisation demeure encore largement informelle et est perçue comme chaotique par les institutions publiques et privées en charge de sa régulation. Leur implantation sur les territoires périphériques des villes du Sud, qui accueillent une part importante des nouveaux arrivants, participe d’une politique de décongestion des centres urbains et de reconquête des réserves foncières. Leur mise en œuvre prend généralement la forme de partenariats public-privé, au cours desquels le foncier est privatisé en échange de la production des infrastructures, illustrant la diffusion de pratiques néo-libérales.

Malgré ces exemples, des trajectoires alternatives existent, inscrivant alors les modèles dans un phénomène d’hybridation et de régionalisation. Cette régionalisation concerne autant les modèles urbains, leurs formes et architectures, que les pratiques et dispositifs de planification. Ju et al. (2011) montrent que si la politique nationale de villes nouvelles en Malaisie s’est inspirée des modèles britanniques, elle y a aussi apporté des modifications afin que celles-ci s’adaptent à leur contexte culturel. Hoai (2014), en prenant pour cas d’étude les villes nouvelles du Viet Nam, met de l’avant qu’elles font l’objet d’appropriations et de détournements de la part des résidents. Cette régionalisation des modèles, autant dans leur foyer de diffusion que dans leurs usages par les acteurs ou populations locales, permet de nuancer l’hégémonie du régime de planification du Nord vers le Sud. Plutôt, elle révèle que les développements périurbains des pays du Sud, s’ils s’inspirent de modèles urbains occidentaux, sont loin d’offrir un récit homogène et restent tributaires des contextes géopolitiques et culturels dans lesquels ils s’implantent.

Des développements périurbains « négociés » : politiques d’habitat et stratégies résidentielles émergentes dans les pays du Sud

Auparavant gérée par l’État ou laissée à l’initiative des particuliers, ce sont désormais les développements périurbains qui assurent en large partie la production de l’habitat dans les pays du Sud. Générant des ressources économiques pour les municipalités et répondant aux demandes de logement de la classe moyenne, ces développements facilitent la formation d’alliances entre autorités publiques et promoteurs privés. Dénoncée comme un désinvestissement de l’État et une privatisation de la ville, cette tendance, qui se concrétise au travers de la figure de l’entrepreneurial state, traduit plutôt une recomposition des acteurs, échelles et dispositifs de production de l’habitat dans les pays du Sud.

Les développements périurbains façonnent de nouvelles préférences résidentielles où qualités esthétiques et environnementales, s’inspirant parfois de modes de vie occidentaux, sont recherchées par la classe moyenne. Cette mise en scène de milieux de vie sécuritaires et modernes s’appuie sur des stratégies marketing qui visent à stimuler le sentiment d’appartenance communautaire (Almatarneh 2013; Almatarneh et Mansour 2013). Ces développements peuvent traduire une volonté de sécession des résidents vis-à-vis de la société, mais ce n’est pas tant leur caractère enclavé qui explique leur succès. C’est parce qu’ils proposent une plus grande autonomie vis-à-vis de pouvoirs locaux parfois autoritaires et offrent des opportunités de mobilités sociales (Li et al. 2012), allant parfois jusqu’à prendre la forme de « packaged suburbia » (Wu 2010) où distinction sociale, appartenance communautaire et environnements modernes et sécuritaires sont fabriqués de toute pièce afin de séduire les classes moyennes. En contrepartie, ces environnements, dont l’accès reste conditionné par des critères économiques, révèlent des mécanismes de ségrégation socio-spatiale déjà l’œuvre : en Afrique du Sud, ils substituent la ségrégation économique à celle traditionnellement ethnique (Haferburg 2013), tandis qu’en Argentine, ils contribuent à la dualisation des territoires périurbains (Roitman et Phelps 2011).

Enclave résidentielle, Sao Paulo, Brésil Crédit: Dylan Passmore, 2006

Enclave résidentielle, Sao Paulo, Brésil Crédit: Dylan Passmore, 2006

La stratégie de marketing urbain mise en œuvre par les promoteurs privés auprès des classes moyennes est aussi mobilisée par les pouvoirs publics. Afin d’attirer résidents et investisseurs, les municipalités mettent de l’avant l’attractivité économique, la qualité infrastructurelle et la durabilité des développements (Suarez Carrasquillo 2011). Désignés par Kim (2010) comme des politiques de « place promotion », ces discours participent à la production symbolique d’une image métropolitaine dont l’objectif est d’affirmer le caractère mondial, sinon régional, des villes des pays du Sud. Cette stratégie de métropolisation constitue effectivement une régulation des développements périurbains par les pouvoirs publics, mais ne se traduit pas nécessairement par la formulation de politiques urbaines aux échelles locales ou nationales. À bien des égards, l’implantation des développements périurbains, en raison de la manne économique qu’ils représentent, fait l’objet de négociations entre acteurs publics et privés, en marge de toute forme de régulation législative ou juridique. Les impacts locaux de ce phénomène de « by pass laws » (Blandy et Feng 2013) sont généralement négatifs : ils évacuent les enjeux de justice sociale et environnementale, ils accentuent la compétitivité entre les municipalités et les inégalités entre territoires dotés en ressources et infrastructures et ceux qui ne le sont pas et, plus largement, soutiennent une métropolisation par projets urbains sans cohérence.

Les développements périurbains jouent finalement le rôle d’accélérateur, plutôt que celui de déclencheur, dans la recomposition des dispositifs de production de l’habitat dans les pays du Sud et, plus généralement, des transformations sociales et politiques qui s’y déroulent. D’un côté, ils permettent l’émergence de nouvelles identités résidentielles et sociales, qui témoignent certes d’une volonté de consommation vis-à-vis des environnements urbains, mais aussi d’émancipation de structures sociales ou politiques perçues comme autoritaires. De l’autre, ils éclairent le repositionnement de l’État dans la production de l’habitat qui, s’il maintient le contrôle foncier des territoires, en négocie désormais le développement avec les promoteurs privés, domestiques ou internationaux.

 Des utopies modernes aux nouveaux imaginaires périurbains

En privilégiant des environnements et modes de vie modernes, les développements périurbains des pays du Sud affichent une rupture matérielle et symbolique vis-à-vis des contextes sociaux et culturels où ils s’implantent. Cette logique de distinction, dont les manifestations se concrétisent effectivement en termes de préférences résidentielles, s’enracine plus profondément dans le caractère utopique de ces développements et dans les imaginaires qu’ils produisent.

Putrajaya, nouvelle capitale fédérale de Malaisie, située à 25 kilomètres de Kuala Lumpur. Image libre de droit.

Putrajaya, nouvelle capitale fédérale de Malaisie, située à 25 kilomètres de Kuala Lumpur. Image libre de droit.

Dans des contextes post-coloniaux, ces imaginaires visent à affirmer une nouvelle identité nationale en rupture avec la domination coloniale. Moser (2010) montre ainsi que la construction ex nihilo de Putrajaya en Malaisie, la nouvelle capitale fédérale du pays, dessert les ambitions nationales de modernisation de la société et d’affirmation d’une identité musulmane progressive. Dans le même registre, Permanadeli et Tadié (2014) révèlent que les projets d’habitat privés de Jakarta, en Indonésie, ambitionnent la diffusion de nouveaux imaginaires sociaux modernes, émancipés des héritages de la colonisation hollandaise. Cette mise en scène d’une identité urbaine, religieuse ou ethnique, nationale ou transnationale, connaît bien entendu des succès divers, mais joue toutefois un rôle majeur dans la diffusion des développements périurbains. Les imaginaires urbains qu’ils véhiculent, autrement dit le style qu’ils revendiquent, influencent grandement leur capacité à circuler d’une ville à l’autre. Cette stratégie de « séduction » (Bunnell et Diganta 2010), qui s’appuie sur les rhétoriques de la modernité, de la sécurité, de l’innovation et de la durabilité, dont témoignent ces modèles urbains, redéfinit régionalement les imaginaires associés à la ville et aux territoires périurbains.

*Pierre Bussière est étudiant à la maîtrise en aménagement et urbanisme à la Faculté d’Aménagement de l’Université de Montréal.