Dialectique.ca reprend un article parue sur le site de l’UNESCO le 16 décembre 2015 relatant les réflexions de Mireille Delmas Marty à propos des outils du pluralisme culturel. Elle y dégage des pistes pour la promotion du pluralisme culturel en conciliant l’universalisme des droits de l’homme dans un contexte où nationalisme et impérialisme culturel semblent y faire obstacle. En évoquant notamment le dialogue, la traduction et la transformation réciproque comme des processus permettant de « pluraliser l’universel », elle nous rappelle l’importance de ce pluralisme dans un monde complexe où la culture est intrumentalisée.
Mireille Delmas Marty : créoliser la notion d’humanité
16 Décembre 2015
Comment protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles, tout en résistant au relativisme et à l’impérialisme, et en conciliant l’universalisme des droits de l’homme et le pluralisme des cultures ? A l’occasion du lancement du premier Rapport mondial de l’UNESCO sur la mise en œuvre de la Convention de 2005, le 16 décembre 2015, nous publions ces réflexions à propos des outils du pluralisme culturel livrées par Mireille Delmas-Marty, membre de l’Institut de France.
Elle pose sur la question un regard de juriste, spécialisée dans l’étude de l’internationalisation du droit, et préconise une « créolisation par transformation réciproque », un processus dynamique et évolutif, consistant à coordonner, harmoniser et, parfois, unifier les différences.
Protéger et promouvoir la diversité des expressions culturelles est l’une des priorités que les Etats membres de l’UNESCO se sont fixées à l’aube du troisième millénaire. En signant la Convention de 2005, ils ont défini la diversité culturelle comme patrimoine commun de l’humanité qu’il faut non seulement protéger – comme un trésor, qui serait figé, immobile – mais aussi promouvoir, car il s’agit d’un trésor vivant, et par conséquent renouvelable et évolutif.
La diversité culturelle avait été érigée au rang de patrimoine commun de l’humanité déjà dans la Déclaration universelle de 2001, adoptée à l’unanimité par la Conférence générale de l’UNESCO, en novembre de la même année. Le texte affirme que la diversité culturelle est, pour le genre humain, « aussi nécessaire qu’est la biodiversité dans l’ordre du vivant ». C’était la première grande réunion intergouvernementale qui se tenait juste après les attentats du 11 septembre aux Etats-Unis et l’UNESCO tenait à proclamer tout haut le rejet de la thèse du choc des civilisations et le refus de sacraliser les différences.
Rappeler ce contexte me semble plus que nécessaire, car nous sommes engagés, depuis 2001, dans une sorte de guerre civile mondiale et permanente, qui entretient de véritables fureurs sacrées et terrorise des populations entières. Il en résulte notamment l’exode massif de populations que nous connaissons actuellement, de même que les crispations identitaires des pays d’immigration qui se referment sur leurs différences au nom d’une identité nationale qui serait menacée. Autant de faits d’actualité qui nous pressent de développer des outils de plus en plus performants du pluralisme culturel.
Pluralisme et universalisme sont-ils incompatibles?
Il faut reconnaître néanmoins que le texte de la Convention de 2005 contient une contradiction sous-jacente, qu’il n’est pas facile de résoudre, entre le pluralisme, que la Déclaration de 2001 qualifie de « réponse politique au fait de la diversité » et l’universalisme, qui est inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 et, plus largement, dans le droit des droits de l’homme.
Le risque de contradiction est double, parce qu’en posant le principe d’« égale dignité de toutes les cultures » (Art. 2 de la Convention de 2005), le pluralisme culturel, s’il se limite à juxtaposer les différences les unes à côté des autres, pourrait conduire à un certain relativisme des valeurs et, par conséquent, à une sorte de négation de l’universalisme.
A l’inverse, l’universalisme des droits de l’homme risquerait d’aboutir à la négation du pluralisme, s’il devait imposer la fusion de toutes les cultures et la disparition de toutes les différences. Dans ce cas, cet universalisme serait le nouvel habit d’un impérialisme qui ne dit pas son nom.
Les rédacteurs de la Convention de 2005 ont très bien perçu la difficulté. Ils ont posé la règle fondamentale à l’article 1 : « Nul ne peut invoquer la présente Convention pour porter atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales tels que consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’homme ou garantis par le droit international, ni pour en limiter la portée ».
Autrement dit, les différences ne sont admises que si elles sont compatibles avec les droits de l’homme. La difficulté est que la garantie n’est pas la même pour tous les droits. Pour les «droits indérogeables », comme l’égale dignité humaine (interdiction de la torture et autres traitements inhumains ou dégradants), dont la protection est absolue et s’applique même en cas de guerre ou de terrorisme, marquant en principe une limite commune à la diversité des cultures. D’autres droits (vie privée, liberté religieuse) sont assortis de restrictions quand le but est légitime et les restrictions proportionnées.
Il est permis d’estimer que les rédacteurs de la Convention de 2005 ont posé un objectif, mais qu’ils n’ont pas donné de « mode d’emploi » permettant d’éviter que pluralisme rime avec relativisme et universalisme avec impérialisme.
En ma qualité de juriste, ma contribution dans la réflexion sur les outils du pluralisme culturel serait de proposer, sinon un mode d’emploi, du moins quelques voies à suivre pour tenter de concilier pluralisme et universalisme, et quelques moyens pour tenter de rapprocher les cultures.
Nous savons que nombre de conflits sont le résultat de l’ignorance de l’Autre, mais nous oublions souvent de chercher leur origine dans l’ignorance de sa propre culture, qui est pourtant un facteur clé. Ouvrir des voies pour élargir nos connaissances des différentes cultures, y compris la nôtre, me paraît essentiel, car cela permet d’éviter que chacun conçoive l’universel comme le prolongement de sa propre culture. En d’autres termes, il est nécessaire de pluraliser l’universel.
Mais où devraient mener ces voies ouvertes à l’élargissement de nos connaissances des différentes cultures ? Ma réponse est : au rapprochement des cultures. C’est un cran de plus, qui ne se réduit pas à fusionner les cultures, mais à les rendre plus compatibles les unes avec les autres. J’appellerais cela ordonner le pluralisme.
Pluraliser l’universel
Les perceptions sensorielles – l’ouïe, la vue, l’odorat, le goût et le toucher – constituent le premier outil pour une véritable connaissance des différentes cultures. Nous savons dans quelle mesure les concerts ou les festivals, par exemple, contribuent à élargir nos connaissances par le truchement des perceptions sensorielles.
Le deuxième outil est formé par les représentations cognitives, c’est-à-dire l’acquisition des connaissances qui passe par la raison, et pas forcément par les sens, à savoir le discours éducatif, philosophique, économique, sociologique, éthique, juridique. Nous pouvons prendre comme exemple le rôle des bibliothèques, des instituts culturels ou des universités populaires d’ATD quart monde.
Celles-ci reposent sur le croisement des savoirs, une notion sur laquelle je souhaiterais m’arrêter un instant. Depuis 1972, les Universités quart monde misent sur le partage des connaissances entre les savants et lessachants, c’est-à-dire entre le savoir des érudits et le savoir du vécu. La coopération entre instituts culturels relève, elle aussi, de idée de croiser plusieurs voies cognitives. Dans le domaine de l’art, l’on trouve également un grand nombre d’exemples de ce genre de croisement et je citerai le compositeur français Pierre Boulez qui, pour éclairer le processus de composition musicale, à la fin des années 1980, évoque les leçons du peintre allemand Paul Klee à l’école du Bauhaus, à Weimar, entre 1921 et 1931.
La combinaison du sensoriel et du rationnel – et l’on sait que ces deux capacités sont liées – est sans doute celle qui ouvre les perspectives les plus larges à nos connaissances des différentes cultures. De nos jours, cette combinaison est facilitée par les nouvelles technologies, comme l’illustrent admirablement le Musée des cultures du monde de Göteborg (Suède), inauguré en 2004, ou le Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MuCEM), inauguré à Marseille (France) en 2013.
Quelle que soit la voie que l’on emprunte – sensorielle, cognitive ou combinée – plusieurs moyens se présentent à nous pour ordonner le pluralisme, sans le supprimer.
Ordonner le pluralisme
Pour éviter à la fois le relativisme et l’impérialisme des valeurs, une dynamique interactive et évolutive est nécessaire. Le rapprochement des cultures doit être compris comme un processus, un mouvement qui incite à dépasser les métaphores fixistes (les droits de l’homme vus comme fondations, socles, piliers ou encore racines des diverses cultures) et privilégier la métaphore qui présente les droits de l’homme comme langage commun de l’humanité. Elle suggère trois processus dont l’effet dynamique est croissant : de l’échange interculturel (dialogue) à la recherche d’équivalences (traduction) et même à la transformation réciproque (créolisation).
Le dialogue, c’est-à-dire l’échange interculturel, permet d’améliorer la compréhension et la connaissance de l’autre et faciliter ainsi le rapprochement, mais sans le garantir. A titre d’exemple, je résumerais ici le dialogue des juges sur la peine de mort, déclenché en 1989 par une interprétation audacieuse de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Celle-ci avait jugé l’extradition d’un condamné à mort vers les Etats-Unis contraire à l’interdiction des peines ou traitements inhumains ou dégradants. Par ses applications potentielles à divers pays tiers, cette jurisprudence devait avoir une influence dans le monde entier. Elle semble avoir favorisé en 2001 un revirement de la Cour suprême du Canada, qui se fonde très largement sur la décision de la CEDH, ainsi qu’en Afrique du Sud, où elle fut invoquée à l’appui de l’arrêt jugeant la peine de mort contraire à l’interdiction des traitements cruels, inhumains ou dégradants (Cour suprême, 1995).
Mais le dialogue reste soumis au bon vouloir des acteurs et, en ce sens, sa contribution au rapprochement des cultures se limite à coordonner les différences.
Le deuxième moyen, qui va plus loin dans la reconnaissance de valeurs communes est la traduction. Véritable « miracle », selon le philosophe français Paul Ricœur, elle « crée de la ressemblance là où il ne semblait y avoir que de la pluralité ». J’ajouterais que la traduction a ceci de « miraculeux » qu’elle respecte les différences, tout en cherchant les équivalences qui peuvent rendre ces différences compatibles. La traduction est un moyen d’harmoniser les différences, une démarche qui participe au rapprochement sur le principe de l’harmonie musicale, telle que la définit Platon dans Le banquet : « à partir d’éléments d’abord contraires, comme le grave et l’aigu, l’art de la musique, en les faisant s’accorder ensemble, produit l’harmonie ».
Cela dit, il arrive souvent de butter sur les intraduisibles et les malentendus qu’ils provoquent. Le droit international en est un véritable florilège. Je me contenterais de donner un exemple. Dans le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme, on peut lire « les hommes sont doués de conscience et de raison ». Au départ, seule la « raison » était évoquée. Mais le délégué chinois, Zhang Pengchun, a remarqué que si l’on voulait que la déclaration soit universelle, la seule notion de raison ne suffisait pas. Il a proposé d’ajouter le terme chinois liangxin, qui a été traduit par conscience. En réalité, l’équivalence entre liangxin etconscience est faible, parce que le terme chinois, issu des caractères lian et gxin, évoque la conscience morale dans le sens confucéen, c’est-à-dire une conscience qui privilégie l’altérité.
Pour résoudre ce type de difficulté, il faudrait aller encore plus loin, en mettant en œuvre le troisième moyen évoqué plus haut : l’hybridation ou, pour éviter d’éventuels malentendus, la créolisation. J’emploie le motcréolisation dans le sens où l’employait le poète Edouard Glissant (1928-2011), quand il suggérait d’ouvrir nos poétiques particulières les unes par les autres. Autrement dit, la créolisation permet d’unifier les différences en les intégrant dans une définition commune.
Dans La Cohée du Lamentin (Gallimard, 2004), Edouard Glissant écrivait : « La créolisation n’est pas une simple mécanique du métissage. C’est un métissage qui produit de l’inattendu ». Produire de l’inattendu, c’est trouver, au-delà du dialogue et de la traduction, mais grâce à eux, une nouvelle signification vraiment commune. C’est un moyen de dépasser les différences.
Un glissement, du domaine poétique au domaine juridique, me permettra de me pencher sur l’exemple d’une notion à vocation universelle, dont la signification juridique est en pleine évolution: le crime contre l’humanité.
Vers une transformation réciproque
La notion de crime contre l’humanité comporte une dimension collective – « attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile » – et implique une dépersonnalisation de la victime. Employé pour la première fois dans le statut du Tribunal militaire de Nuremberg, en 1945, ce concept s’inscrit implicitement dans la perception occidentale de l’humanité, qui repose sur la singularité de chaque être humain et son égale appartenance à la communauté humaine.
Mais le concept s’est progressivement élargit aux destructions des bien culturels. En 2001, les juges du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) ont considéré que lorsque l’acte de destruction et de dégradation d’édifices consacrés à la religion ou à l’éducation est perpétré avec une intention discriminatoire, il équivaut à « une attaque contre l’identité religieuse même d’un peuple. En tant que tel, il illustre de manière quasi exemplaire la notion de crime contre l’humanité, car de fait, c’est l’humanité dans son ensemble qui est affectée par la destruction d’une culture religieuse spécifique et des objets culturels qui s’y rattachent ».
La question se pose aussi pour l’Irak. « La destruction d’objets retraçant l’histoire d’un peuple est une manière éloquente de le déraciner, de le priver de ses origines et de le détruire dans son âme », estime le juriste d’origine iranienne Pejman Pourzand. D’autres commentateurs ont évoqué un « crime contre l’histoire de l’humanité ».
Pour assurer une véritable créolisation par transformation réciproque, il faudrait intégrer des cultures qui valorisent les liens entre individus d’une même communauté nationale, comme le suggèrent l’Ubuntu venu d’Afrique du sud, le terme japonais d’Ushi-soto (les membres du groupe et les autres), ou le terme confucéen précité de Liangxin.
Il faudrait aussi associer les cultures qui imposent à l’homme des devoirs envers la nature, comme celles qui protègent la Pachamama (Terre-mère), par exemple, inscrite dans les Constitutions de l’Equateur et de la Bolivie. C’est ainsi que l’on devrait peut-être comprendre la proposition qui circule à l’heure actuelle d’étendre la notion de crime contre l’humanité et du génocide à l’écocide, c’est-à-dire à l’atteinte irréversible et grave de l’équilibre de l’écosystème.
Afin de doter la notion de crime contre l’humanité d’une véritable vocation universelle, d’autres traditions devraient venir enrichir la vision occidentale de l’humanité elle-même.
Le rapprochement des cultures, thème de la Décennie internationale en cours (2013-2022) passe par de multiples voies qui permettent de résister à la fois au relativisme et à l’impérialisme, et de concilier l’universalisme des droits de l’homme et le pluralisme des cultures. Ce sont les voies qui mènent vers l’humanisation réciproque.
Mireille Delmas Marty
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Cette année, M. Delmas Marty a participé à deux réunions organisées à l’UNESCO sur le thème de la diversité culturelle et du rapprochement des cultures: « Les outils du pluralisme culturel », le 2 octobre 2015 et la réunion d’experts sur la décennie du rapprochement des cultures (2013-2022), les 24 et 25 mars 2015.
Elle a publié de nombreux ouvrages sur le droit pénal, la législation des droits de l’homme et la mondialisation du droit, parmi lesquels : Les forces imaginantes du droit, en IV volumes (Le Seuil, 2004-2011), Vers un droit commun de l’humanité (Textuel, 2005, 2e éd.), Résister, responsabiliser, anticiper (Seuil, 2013).
Professeur des universités de Lille II, Paris XI et Panthéon-Sorbonne, elle a été nommée membre de l’Institut universitaire de France en 1992 et professeure au Collège de France en 2002. Directrice de l’École doctorale de droit comparé de Paris, entre 1997 et 2002, elle a été élue, en 2007, à l’Académie des sciences morales et politiques. Elle est la fondatrice de l’Association de recherches pénales européennes (ARPE), présidente d’honneur de l’Observatoire Pharos du pluralisme des cultures et des religions, membre du Haut Conseil de la science et de la technologie, et administratrice de la Bibliothèque nationale de France.